Manon Fleury x Delphine de Vigan : un même feu sacré pour l’humain
L’une est une cheffe engagée qui puise son inspiration dans toutes les formes d’arts. L’autre est une écrivaine dont les œuvres sont autant saluées par la critique que le grand public. Chacune, à sa manière, raconte le respect du vivant. La rencontre était évidente.
Il y a la justesse des mots et celle des assaisonnements. Il y a le rythme des phrases, comme le relief des textures dans une assiette. Si leur mode d’expression est différent, toutes deux, de leur main gauche, retranscrivent leur époque avec une même finalité : que leurs œuvres soient dévorées. Delphine de Vigan autant que Manon Fleury sont connectées à la réalité, d’où elles puisent des sources d’inspiration communes pour rendre compte d’un monde parfois violent. L’autrice et la cheffe ont joué le jeu de cette rencontre organisée par Gault&Millau au restaurant Datil, nourrissant l’échange d’une sensibilité et d’une bienveillance partagées. Une première fois tout aussi troublante qu’une histoire vraie retranscrite dans un roman, dont nous avons été les témoins privilégiés.
Manon, pourquoi avez-vous eu envie de rencontrer Delphine de Vigan ?
Manon Fleury : Je suis tellement fan et si fière de vivre cette rencontre ! J’ai d’ailleurs emmené "Rien ne s’oppose à la nuit" pour obtenir une dédicace (sourires). Elle est l’écrivaine contemporaine dont je connais tous les livres. J’ai toujours été touchée par leur sensibilité. J’ai démarré lorsque j’étais adolescente avec "Jours sans faim", à l’époque où j’ai connu une brève période d’anorexie, et donc le récit m’a parlé.
Vous, Delphine, connaissiez-vous Manon Fleury, sa cuisine et ses divers engagements ?
Delphine de Vigan : J'avoue les avoir découverts en étudiant l’opportunité de cette rencontre. Il me semblait important d’être en affinité avec les propositions de Manon. Et cela a été complètement le cas en ce qui concerne, déjà, tout ce que vous avez développé autour de l’humain, à propos des violences en cuisine. Et puis également la cuisine en elle-même. J’ai une forte appétence pour le végétal, même si je n’exclus pas les protéines animales. J’étais d’ailleurs très étonnée de ne pas connaître votre restaurant avant cette rencontre. Mais, il est vrai que mon compagnon et moi-même avons davantage tendance à rechercher des expériences gastronomiques en régions, plus qu’à Paris où nous avons nos habitudes de quartier.
Comment choisissez-vous les restaurants dans lesquels vous réservez Delphine ?
D.de.V. : Les distinctions des guides peuvent confirmer ou renforcer une envie, mais je me fie d’abord au bouche-à-oreille.
M.F. : C'est comme les prix littéraires ! Les fameux bandeaux nous incitent aussi à choisir un livre. Et on peut lire un roman parce qu’on nous l’a recommandé.
Avant ce déjeuner, vous avez échangé par téléphone. Quel sujet avez-vous abordé ?
M.F. : Je souhaitais interroger Delphine à propos de ses goûts. Ils disent tant de choses d’une personnalité, de ce qu’on est. Ils nous définissent. Je voulais aussi vérifier qu’ils coïncidaient avec la cuisine de Datil. Si j’avais appris qu’elle aimait la côte de bœuf, j’aurais été embêtée (rires). Heureusement, Delphine m’a parlé de fruits, d’amandes, etc.
D.de.V. : Mon alimentation n’a jamais été vraiment carnivore. Au-delà du contenu de l’assiette, je suis surtout sensible désormais à la provenance des produits et s’ils sont de saison.
Cuisinez-vous ?
D.de.V. : Quand mes enfants étaient plus jeunes, je cuisinais beaucoup de recettes d’inspiration asiatiques, notamment thaïlandaises. Mon compagnon cuisine très bien ! Il adore cela, je me suis donc un peu éloignée des fourneaux. J’aimerais bien y retrouver ma place ceci dit. Je m’y suis remise ces derniers temps grâce à la cuisine d’Ottolenghi. J’aime beaucoup être cuisinière quand je reçois des invités à la maison. Par contre, j’applique les recettes, je ne crée pas. Vous Manon, comment la bascule vers la cuisine s’est-elle réalisée, car j’ai lu que vous aviez fantasmé la nourriture ?
M.F. : C’est vrai. Au lycée, je lisais énormément de choses autour de la cuisine. J’étais obnubilée par la nourriture. Lorsque j’ai suivi les cours en hypokhâgne, je ramenais tout à l’alimentation. Par exemple, je choisissais des sujets autour de la malnutrition. En fait, à cette période, je suis passée derrière un bureau toute la journée, après avoir vécu le sport de haut-niveau en tant qu’escrimeuse. Cette année-là, je me suis posée de nombreuses questions et j’ai fini par m’inscrire chez Ferrandi en me disant "On verra bien". Pourtant, je n’ai pas grandi dans la culture du restaurant. Toutefois, j’ai été sensibilisée dès le plus jeune âge au bien-manger. Dans le frigo, on trouvait des algues et de la pâte à tartiner bio. J’avais un lien profond avec l’alimentation, pas avec la cuisine. J’ai passé des étés aux côtés de mes grands-parents qui disposaient de vergers d’où on piochait des fruits avec lesquels on préparait des confitures.
D.de.V. : Mes souvenirs d’enfance ont été marqués aussi par ma grand-mère en cuisine. C’était elle la cuisinière de la famille ! Pour Noël, elle réalisait toujours différents parfums de glace. Le défi était d’augmenter le panel. Je me souviens d’un record de 14 parfums !
Vous, Delphine, quel est votre rapport à la nourriture aujourd’hui ?
D.D.V. : J'ai connu une période d’anorexie sévère pour laquelle j’ai été hospitalisée et que je raconte en partie dans "Jours sans faim". L’état de dénutrition a été comme une drogue à un moment donné. Je cherchais une forme d’anesthésie par rapport à une période hyperactive que je vivais. Cela donne un certain sentiment de puissance comme dans le sport. Elle donne l’illusion de vous mettre à distance des choses alors qu’en réalité, vous êtes en train de vous détruire. Comme je suis très sensible, j’avais l’impression de me protéger. Quand je fus guérie, j’ai dû réapprendre à manger. Pourtant, je dois dire que j’ai toujours aimé manger. Je dis souvent d’ailleurs que l’anorexie est une maladie de l’appétit de vivre.
L’alimentation, sinon le milieu de la restauration, peuvent-ils être sources d’inspiration pour un futur roman ?
D.D.V. : Ce n’est pas encore d’actualité, mais pourquoi pas. La cuisine est un thème qui a été abordé par de nombreux écrivains. En fait, les romans s’imposent d’eux-mêmes et dépendent de moments vécus, comme cette rencontre qui risque d’infuser. Et finalement, je vous demanderais Manon de venir faire un stage chez vous (rires). C’est vrai qu’un repas au restaurant est source d’émotions. Je me souviens d’une amie qui avait pleuré tant elle était émue face à un plat. J’ai trouvé cela très beau qu’elle assume d’être submergée à la suite d’une expérience gustative. C’est un moment qui pourrait m’inspirer. On pleure devant un livre comme devant une assiette.
Les points communs entre littérature et gastronomie sont si nombreux. D’abord, il y a un véritable travail de recherches en amont, nécessaire à la créativité…
M.F. : On rencontre nos producteurs pour s’inspirer et d’abord établir une relation de confiance, en comprenant leurs contraintes notamment. Puis, la narration est importante pour la cohérence de nos assiettes. Par exemple, le millefeuille de radis que nous venons de déguster nous a été inspiré par les radis de nos maraîchers franciliens récoltés de novembre à février. Certains sont piquants, d’autres doux. Chaque production est issue de terroirs différents. Nous voulions montrer comment s’adapter à ces longs radis tout en suivant le fil du fameux radis/beurre, d’où le service de ce blini hyper régressif.
Vous vous inspirez aussi des arts dans toute leur diversité, pourquoi ?
M.F. : C’est important de cultiver son imaginaire et de disposer de diverses sources de représentation. J’adore le réalisateur japonais Hirokazu Kore-Eda et son film Still Walking. C’est l’histoire d’un repas de famille. Il y a une scène au cours de laquelle la grand-mère réalise des beignets de maïs que nous avons reproduit chez Datil. Je trouve intéressant de partir d’une image inspirante et d’avoir aussi ce moment de partage avec l’équipe.
D.de.V. : C’est drôle comme il y a tant de parallèles avec la littérature. Je pense par exemple au déclic qui amène à la création. Cela peut être une scène de film, un reportage, etc. Pour ma part, c’est souvent quelque chose d’extérieur qui rejoint l’intérieur, en se connectant aux souvenirs ou aux sensations. Cela peut être des odeurs aussi et tout d’un coup, cela percute. Je recherche également ce rapport au sensoriel. La lecture, ce n’est pas seulement quelque chose de cérébral. Je cherche à provoquer quelque chose dans le corps du lecteur. La puissance ou la multiplication des adjectifs, la violence de certains mots, le rythme des phrases sont impactantes. On doit assembler tout comme un chef procède avec les ingrédients. Le travail de la précision et de la justesse est un vrai parallèle.
Aviez-vous conscience avant cette rencontre qu’il y avait un rapport si étroit entre vos deux disciplines ?
D.de.V. : Je savais en tout cas que la gastronomie était un art, à mon sens. L’éphémère ne change rien. Un chef crée quelque chose au même titre que moi, je crée un livre.
M.F. : Récemment, je discutais avec une créatrice de bijoux et nous avons également trouvé de nombreux parallèles, que ce soit le temps de recherches ou celui de venir à bout d’une création. Parfois, il y a des plats qui nous résistent et d’autres avec lesquels, c'est limpide !
D.de.V. : Nos textes aussi peuvent nous résister et d’autres avec lesquels, c'est si facile ! Je peux tellement employer les mêmes mots.
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