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Jean Sulpice x Marie Bochet, l’appétit de transcender l’impossible

Jean Sulpice x Marie Bochet, l’appétit de transcender l’impossible

Bérangère Chanel | 13/08/2024 10:08

L’un est un chef assez audacieux pour écrire la suite de l’histoire d’une institution gastronomique telle que celle de l’Auberge du Père Bise, sur les rives du lac d’Annecy. L’autre est une championne de ski qui a décroché huit médailles d’or aux Jeux paralympiques. Jean Sulpice et Marie Bochet partagent ce goût de l’effort d’aller plus loin pour se révéler en tant que cuisinier et sportive professionnelle. Tous deux puisent dans les mêmes ressources – surtout psychologiques – pour atteindre leurs objectifs.

Face au lac d’Annecy, leurs regards s’engagent dans la même direction. Devant eux se dresse le massif des Bauges, là où le chef Jean Sulpice repousse autant les limites physiques – en pratiquant le ski de randonnée – que culinaires, lorsqu’il hume les parfums de ces herbes sauvages qui lui inspireront une prochaine assiette. Enfant des cimes beaufortaines, Marie Bochet a quant à elle tracé son chemin vers les sommets paralympiques du ski alpin sans considérer son handicap comme un obstacle. Chacun compose avec le haut niveau dans son domaine professionnel, tout en piochant dans les mêmes ingrédients. Il y a la rigueur, la concentration, mais aussi la précision du geste, ou encore le dépassement de soi. En cette année sportive, la rencontre était évidente.

Quelle place le sport tient-il dans votre vie, et en particulier le ski, dont vous êtes passionnés tous les deux ?

Jean Sulpice : Je me suis mis au ski de randonnée lorsque je suis arrivé à Val Thorens il y a plus de quinze ans [il est chef de l’Oxalys jusqu’en 2016, date à laquelle il rejoint les rives du lac d’Annecy, NDLR]. Quand je pars en montagne, je cherche la liberté. Je retrouve dans cette pratique ce que j’aime en cuisine, c’est‑à‑dire l’adaptation au terrain. Je ne suis jamais une recette! Je préfère créer et innover. Le sport permet de me sentir vivant. Si je n’en fais pas régulièrement, je ne me sens pas bien.

Marie Brochet : Pour une raison géographique, le ski s’est imposé à moi. Mon histoire est ancrée dans la vallée du Beaufortain. Rares sont ceux qui ne pratiquent pas d’activité physique ici. De nombreux producteurs portent la double casquette, celle d’agriculteur et de sportif. Ils sont parfois moniteurs de ski, d’autres sont des champions, comme Florent Perrier. L’agriculture est un sport physique. Il suffit de regarder leur carrure. Ils ressemblent à des athlètes.

L’activité physique est un moyen de s’entretenir pour garder la forme et affronter des journées fatigantes, non ? 

M. B : Le sport, c’est une hygiène de vie. Il donne une capacité physique de résistance à ceux qui travaillent en extérieur, en particulier dans les alpages

J. S. : Le sport permet de garder le rythme des services. Je puise mon énergie dans les endorphines provoquées par l’activité physique. Je dors peu, mais mon sommeil est profond grâce à cette bonne fatigue. Je cherche à cultiver la performance, celle en relation avec mon métier, celle du sommeil, celle du sport. Tout est lié. J’ai l’impression d’entretenir une lucidité de cette façon. Quand je pars sur un entraînement avec des soucis, je reviens avec des solutions. On trie pendant l’effort. C’est dans la difficulté que je me sens meilleur.

Vous avez récemment participé à la Pierra Menta, une course de ski-alpinisme techniquement très difficile. Pourquoi avoir relevé ce déif ?

J. S. : je cherche à relever des challenges. Je n’envisageais pas d’atteindre les premières places. Je souhaitais mettre en place un mental de sportif pour être dans la précision d’un geste, d’une alimentation, d’un sommeil, d’un stress. L’idée c’est de faire de son mieux et d’être satisfait de soi‑même. Depuis longtemps, j’entendais parler de cette course mythique. Je voulais connaître cette magie en tant qu’acteur et pas spectateur. C’est une autre façon de vivre le territoire du Beaufortain.

Vous évoquez le dépassement de soi. L’essence même d’un athlète de haut niveau n’est-elle pas de repousser ses limites ?

M. B. : Bien sûr, cela fait partie de nous et cela nous permet d’en apprendre davantage sur nous. On sait ainsi ce dont on est capable. Certaines personnalités ont besoin de se challenger. Et c’est en repoussant aussi ses limites qu’on apprend à relativiser beaucoup de choses. Quand on décroche une médaille d’or aux Jeux, on démontre combien on a su dépasser des limites physiques, mais aussi psychologiques. La performance mentale représente la plus grande partie. J’ai mis un terme à ma carrière en mars dernier, mais je n’ai pas peur de la suite, grâce à ce mental qui m’a prouvé qu’aucune épreuve n’était insurmontable.

Coup de feu, enchaînement des services, rigueur font partie de votre quotidien de chef. N’avez-vous pas, vous aussi, dû vous construire un mental d’acier ?

J. S. : L’aspect psychologique, c’est la clé. Le haut niveau, qu’il soit culinaire ou sportif, est corrélé à un mental de fer! C’est vrai que le sport nourrit mon expression culinaire. Il ne faut pas considérer le sport ou la cuisine comme une démonstration de force. On peut avoir l’impression que les athlètes ou les cuisiniers sont des personnes fortes. Pourtant, ce ne sont pas les muscles qui poussent, mais la tête. Et le mental n’est pas donné à tout le monde. Je suis persuadé que l’on naît avec une base.

Ne pensez-vous pas qu’il se construit et se renforce avec les expériences ?

J. S. : C’est une base qui s’endurcit au fil du temps. Il faut la nourrir grâce à l’envie et aux personnes que l’on rencontre sur notre chemin. Quand on a l’âme d’un sportif, l’abandon n’existe pas. C’est un état d’esprit. Plus c’est dur, meilleur on est. On a cette mentalité d’encaisser.

M. B. : C’est vrai que le mental est quelque chose que l’on découvre au fur et à mesure, à force de challenges qui vont nous révéler. Dans le sport, il existe de très bons techniciens, mais ceux qui sortent du lot sont les sportifs qui réussissent à être prêts le jour J. La préparation physique est un élément que quasiment tout le monde peut réaliser. Il y a des méthodes d’apprentissage pour maîtriser telle ou telle technique sportive. Mais il faut ce petit truc en plus, qui se trouve dans la tête et dans la volonté.

J. S. : Il ne faut pas être très fort à l’entraînement, mais au moment de cette épreuve qui pourrait engager une reconnaissance dans son milieu professionnel. Dans ma profession, c’est pareil. Je dois apporter l’intensité nécessaire au bon moment. J’ai deux services par jour. Je dois emmener la brigade à mes côtés pour que nous soyons tous les jours réguliers. Nous devons être forts au quotidien pour apporter une émotion culinaire et assurer la satisfaction de nos clients.

Peut-on aussi comparer une compétition sportive à un coup de feu en raison de l’adrénaline que chacun de ces moments provoque ?

M. B. : Clairement ! Quand on est devant le portillon avant le départ, il y a cette boule au ventre. Cette sensation galvanisante est indescriptible. À ce moment-là, tu laisses s’exprimer ce que tu sais faire de mieux !

J. S. : Pour ma part, il n’y a pas de pression. Je considère le coup de feu davantage comme un élan. Je veux rendre possible ce qui se dit impossible, comme lorsque je suis parti à Val Thorens. Je ne me sentais pas capable de le faire au départ. J’ai voulu prouver tout le contraire, de même qu’à l’Auberge du Père Bise. Finalement, tu te concentres sur tous les points positifs et tu les nourris.

Pensez-vous avoir puisé chacun votre tempérament dans les épreuves difficiles du passé ? Vous, Jean, lorsque votre frère aîné, promis à un avenir de grand champion du cyclisme français, a eu un terrible accident qui l’a rendu paraplégique. Et vous, Marie, en raison de votre agénésie, une malformation à l’avant-bras gauche…

M. B. : En ce qui me concerne, il y a deux sources à ma nature, d’abord effectivement ce handicap de naissance. Je le considère comme une différence que je me suis appropriée. Il fallait l’assumer et, obligatoirement, cela forge un caractère différent. L’acceptation a été facilitée par mon enfance, qui s’est déroulée dans une petite vallée. J’ai évolué au côté de personnes qui me connaissaient depuis toute petite. J’ai vécu dans un cocon bienveillant. Je suis également fille d’agriculteur. L’intégrité physique est un aspect très important de ce métier. Ma famille m’a poussée à me débrouiller et je n’ai pas été surprotégée. Je pense que les agriculteurs sont remarquables dans leur abnégation. Ils passent au-delà des difficultés météorologiques, physiques… Il n’y a pas le choix quand on doit aller traire les vaches en alpage. J’ai grandi avec ces valeurs-là.

J. S. : Jusqu’à l’accident de mon frère, en 1995, je n’avais pas vraiment conscience du handicap. Et j’ai compris que la vie n’était pas nécessairement un long chemin tranquille. Rien n’est acquis. Il a sacrifié son adolescence pour atteindre le plus haut niveau. Il lui est arrivé ce qu’il y a de pire, perdre son outil de travail, c’est-à-dire ses jambes. Bien sûr, cela a déstabilisé la famille. À cette époque, je démarrais mon métier. À mon tour, je me suis dit qu’il fallait que je me prenne en main. Je m’étais toujours inscrit jusque‑là dans le sillage de mon frère, en l’accompagnant à ses compétitions et ses entraînements. Il fallait accepter une nouvelle vie. J’éduque aujourd’hui mes enfants dans l’idée de croire toujours en la vie. Et je dirige aussi tous mes collaborateurs avec la même philosophie. Je me considère chanceux. Il n’y a aucune raison de se plaindre.

Appréhendez-vous votre métier de façon différente en raison de cette épreuve familiale ? 

J. S. : J’ai reçu à dîner il y a quelque temps un client américain, qui a vécu un grave accident l’obligeant à se nourrir non plus par la bouche, mais via une sonde. J’ai ainsi eu l’idée de lui présenter chacun des plats dressés au même rythme de ceux servis aux autres convives. Les assiettes repartaient en cuisine et étaient mixées pour qu’il puisse lui aussi avoir du plaisir. Nous tenons à lui servir la même expérience que n’importe quel autre client. Je pense que j’ai puisé cette sensibilité dans ce qui est arrivé à mon frère. Le plus terrible dans le handicap, c’est ce sentiment d’exclusion provoqué par le regard des autres. Les personnes en mobilité réduite ont plus de volonté. Quand je pars skier avec mon frère, il me donne des frissons, car je suis fier de lui. Il est important d’apporter de la considération au handisport ! On doit poser un regard positif. Mon frère, c’est une leçon de vie, autant que Marie! C’est un modèle.

M. B. : Le plus dur, c’est le regard des autres, mais aussi celui que tu portes sur toi, surtout au moment de l’adolescence, quand tu n’es pas en accord avec ton corps, tandis que les autres ont du mal avec la différence. Le problème aujourd’hui, c’est que nous ne sommes pas suffisamment confrontés au handicap en France. Les Jeux paralympiques sont un moyen d’en parler davantage.

Vos témoignages révèlent combien le rapport au corps est important. Jean, en tant que chef, vous devez goûter tout au long de la journée pour aiguiser vos préparations… Et vous, Marie, en tant que sportive de haut niveau, le suivi d’un équilibre nutritionnel est essentiel pour atteindre des objectifs…

J. S. : Cela m’est arrivé qu’un client doute que je sois le chef en lançant «Ce n’est pas vous, vous n’avez pas de ventre! » [Rires.] Pourtant, je mange toute la journée! Et j’ai aussi tendance à manger pour combler le stress. Mais pratiquer une activité physique est un moyen de rééquilibrer.

M. B. : C’est vrai qu’on fait du sport pour pouvoir manger! [Rires.] Les skieurs sont de grands gastronomes d’ailleurs. Le corps est notre outil de travail. On doit en prendre soin. Une bonne hygiène de vie permet d’être capable d’atteindre des objectifs plus élevés.

Cet article est extrait du magazine Gault&Millau #5. Pour ne pas manquer les prochains, abonnez-vous.

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