Bohême, l'insoutenable légèreté du verre
En République tchèque, un vent nouveau souffle sur la tradition du cristal de Bohême. Dépoussiéré et lesté de son plomb, le verre revient à table grâce à des designers inspirés et à l’aide de financiers aux pieds de fakirs. Voyage dans le monde fragile de la transparence.
« Nous aimerions être le Jacquemus ou le Balenciaga de la verrerie », avance, un brin frondeur, le jeune Lukáš Klimčák, fondateur en 2019 de la marque Klimchi, qui s’est imposée en un rien de temps sur les tables et même jusque dans le film Barbie. Comment ses verres et sa carafe en cristal de Bohême sont‑ils arrivés devant les caméras ? Mystère du hasard – ou pas. Mettre en lumière, Lukáš Klimčák sait faire : il est né dans une famille qui produit, depuis des générations, des luminaires en cristal. En 2010, elle achète la manufacture Jilek, centenaire, à Kamenický Šenov, en République tchèque. « L'atelier est dans la vallée du Cristal, en Bohême du Nord, entouré de forêt. » On y trouve donc du bois, de l’eau et du sable, éléments indispensables à la production du fameux cristal. « C'est la nature, peu favorable à l’agriculture, qui a décidé du métier des villageois. Chaque famille travaillait autrefois dans les ateliers de verrerie. La tradition a perduré. Une telle concentration de savoir-faire est très rare dans un seul endroit, hormis à Murano. » Dans cette vallée miraculeuse, la première manufacture de lustres s’ouvre en 1724. Ses lumières inondent alors les cours d’Europe et de l’Empire ottoman. En 1856, une école s’installe à Kamenický Šenov, l’une des premières en Europe à préparer aux métiers de gravure et de peinture sur verre. Encore en fonction, certains anciens élèves travaillent aujourd’hui dans l’atelier Jilek.
Sous l’immense structure en métal et verre – construite, dit‑on, par l’atelier Eiffel en 1905 –, l’ambiance est chaude – et sans jeu de mots. Les fours peuvent approcher les 1 300 °C. Les artisans réalisent une chorégraphie de feu, de souffle et d’eau dans un bruit étourdissant. C’est un spectacle qui renvoie à la vie et à la mort. À la magie aussi. La matière vivante incandescente se solidifie rapidement. Sur la plateforme centrale, près des flammes, les verriers se partagent quelques mètres carrés, la conscience de l’espace chevillée au corps. Pas un seul ne fait un faux pas. Des fours aux différents moules, chacun a son rôle. La sueur coule sur les fronts, les cigarettes se consument entre deux gorgées de bière (peu alcoolisée) et les rires éclatent, généreux et gras. Ce chaos organisé se déroule sous les yeux impassibles de personnalités d’un pays qui n’existe plus, la Tchécoslovaquie. Personne n’a songé à retirer leurs portraits des murs. Le temps, près du feu, aime se compter en siècles. La technique du verre soufflé apparaît dans la zone syro‑palestinienne peu avant la naissance du Christ. Elle consiste à transformer, en soufflant, une masse de verre en fusion en une bulle qui peut se façonner dans des moules. Ce savoir‑faire ancestral est transposé au xxie siècle par Lukáš Klimčák et son directeur artistique, František Jungvirt, artiste verrier. À eux deux, ils n’ont pas 60 ans et dépoussièrent brillamment le cristal de Bohême, celui qui remplissait autrefois les buffets de nos grands‑mères et n’en sortait qu’à de rares occasions. Les collections de Klimchi, vitaminées et pleines de peps, distillent leur bonne humeur à travers une trentaine de couleurs. « Je veux imposer nos collections dans le quotidien des gens et leur apporter un peu de joie. Nos créations sont sans plomb », ajoute Lukáš Klimčák.
Comme tout cristal, le cristal de Bohême doit contenir un pourcentage d’oxyde de plomb (au moins 24 %) nécessaire à sa clarté et à son éclat. « La plupart des manufactures tchèques suivent les réglementations européennes ou celles des pays comme le Canada et les États-Unis. Elles n’utilisent plus de plomb pour les arts de la table. » Moser n’a pas attendu ces directives. Cette verrerie, fondée en 1857, membre du Comité Colbert, produit des verres sans plomb depuis 1893. Son atelier et son petit musée se visitent à Karlovy Karlovary Vary (ex‑Carlsbad), de même que sa boutique principale, installée dans un ancien appartement de Prague. Dans le pays, Moser fait figure d’éléphant : elle a passé les tempêtes du temps, dont la dernière – Covid exclu – est la crise de 2008. De nombreuses verreries mettent alors la clef sous la porte. Un an plus tôt, Lasvit commence à agiter le monde de la cristallerie en redonnant un souffle aux arts de la table et aux lustres de Bohême, devenus luminaires et installations contemporaines rayonnant aux quatre coins du monde. Son siège, à Nový Bor, dans la vallée du Cristal, est une réussite architecturale. Depuis 2019, sa Glass House est habillée de 1 500 plaques de verre jouxtant des bâtiments xviiie restaurés. La visite (les vendredis) se termine dans son tout nouveau café.
« Nos pièces vont au-delà de l’utilitaire, elles créent une ambiance. On peut par exemple apporter le soleil espagnol dans les maisons norvégiennes, explique Anna Minaříková, chargée de communication chez Lasvit. Leon Jakimič, le fondateur, aime dire que les objets faits main sont porteurs d’une énergie que l’on peut sentir même lorsque les lumières sont éteintes. » Dès ses débuts, Lasvit collabore avec de grands noms – architectes, designers, artistes… Citons par exemple Kengo Kuma, qui a dessiné une série de verres, et Arik Levy, un vase et des luminaires. « Nous souhaitons développer plus encore notre collection des arts de la table, même si ce marché n’est pas facile. Boire de l’eau dans un verre basique Ikea ou dans l’un de nos verres, signés par exemple par la designer Milena Kling, n’a rien à voir. Avec le second, on a le sentiment de toucher l’eau avec ses mains jusqu’à sentir la matière liquide. Le nouveau luxe, aujourd’hui, c’est ça. Ce n’est plus l’exposition d’un logo d’une marque, mais l’expérience et la manière d’appréhender des objets dont on connaît l’origine. »
Adam Havlíček ne dira pas le contraire. En Bohême du Sud, près du site de la bataille d’Austerlitz, il a fondé son atelier de verrerie en 2023 et a lancé sa marque Izaak Reich cette année. Il fallait sans doute avoir un grain de sable pour sauter, sans rien connaître, dans l’inconnu du monde de la transparence. « J’ai appelé Rony Plesl, professeur, sculpteur et designer sur verre, qui est venu jusqu’ici pour me conseiller de renoncer à mon projet », confie cet ancien avocat, qui a réussi, autour d’une dégustation de vin, à le convaincre de devenir directeur artistique. « Au-delà d’une collection de verres à vin, mon ambition est de collaborer directement avec des vignerons de grands domaines. » En somme, de marier au plus près le contenu et le contenant. « Un verre fabriqué avec la meilleure des machines ne procurera jamais les mêmes sensations qu’un autre soufflé main. Ses propriétés sont différentes. Un bon pinot de 10 ou 15 ans n’a pas besoin d’être décanté en carafe avec l’un de nos modèles. » Léger (140 grammes), le verre Linden n°1 est d’une finesse si remarquable qu’il en devient sensuel. Adam Havlíček est déjà en discussion avec de grandes maisons bordelaises après celles de la République tchèque. « Le sud de la Moravie ressemble un peu à l’Alsace. Nos vignobles sont eux aussi témoins de l’histoire. Beaucoup étaient aux mains des Juifs avant la Seconde Guerre mondiale. Ils sont restés abandonnés à l’époque communiste, car le vin et les asperges étaient jugés trop “bourgeois”. La production de la bière, en masse, a remplacé les petits vignobles. » Lesquels ont heureusement commencé à renaître.
Le soleil descend et les hirondelles battent des ailes jusqu’à leur nid sous les toits de l’hôtel situé face à l’atelier, l’un des plus modernes du pays. Adam Havlíček le chauffe à l’aide de la chaleur des fours. Ailleurs, à Nižbor, à une heure de Prague, c’est une cigogne qui accueille les visiteurs. Le logo à plume est le symbole de Rückl, entreprise créée en 1846. Elle appartient désormais à l’homme d’affaires Martin Wichterle, qui détient également Bomma, spécialisé dans les luminaires en verre. L’atelier a gardé une ambiance d’hier, poétique et un brin nostalgique. Mais c’est à Prague que l’on retrouve sa directrice artistique, Kateřina Handlová. En 2022, à 34 ans, elle succède à Rony Plesl, qui fut son professeur. « Il a donné une nouvelle esthétique à la marque. J’aimerais donner la mienne. La verrerie, pour moi, c’est avant tout le sens du toucher. » Elle a dédié sa première collection, « Hero.ine », aux femmes. « Le vase est pour moi un autre héros, c’est un objet qui peut changer une table et un espace. » Kateřina Handlová est tombée dans le verre enfant avec deux parents artistes verriers. « Ils étaient les élèves de Stanislav Libenský (1921-2002), grand nom de l’univers du verre. Il est difficile de dire du bien de l’époque communiste, mais le régime a soutenu la production artistique du verre. Il s’en servait comme d’une vitrine de la Tchécoslovaquie à l’étranger. Les artistes pouvaient explorer différents modes d’expression et techniques, à l’inverse des peintres ou des sculpteurs, soumis à des règles plus strictes. »
Les designers et artistes verriers d’aujourd’hui (dont Jan Plecháč, Lukáš Novák et Lukáš Houdek) en sont les héritiers. Comme Elis Monsport, 28 ans, qui reçoit sur rendez‑vous dans son atelier au‑dessus d’un commissariat de police à Prague. Elle grave des miroirs et des panneaux de verre souvent à grande échelle en collaborant avec des architectes d’intérieur. Mais elle aime aussi investir les arts de la table. « Mes verres, inspirés des arbres, ne sont pas ronds. Ils nécessitent de penser où poser ses lèvres. J’aime cette idée. Accessibles, ils peuvent être une première étape avant l’achat d’une de mes grandes pièces. » Elle produit dans l’atelier Novotný Glass Studio à Nový Bor. Son fondateur, Petr Novotný (décédé cette année), laisse à son fils, Ondrej, artiste verrier, les clés des lieux avec le restaurant donnant directement sur l’atelier. Son petit musée privé donne un aperçu des productions tchèques, mais le Musée du verre, à quelques minutes de là, est adorable et plus complet. En chemin, on apercevra un arbre en verre de feu Bořek Šípek. C’est cette matière qui fait vivre la ville. En 2023, l’Unesco inscrivait les gestes verriers de six pays – dont la République tchèque – au patrimoine immatériel de l’humanité. Plus besoin de lire dans une boule en cristal pour deviner le futur du verre tchèque.
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