Christophe Dufossé, cuisinier, & Joffrey Annebicque, jardinier, au Château de Beaulieu
Au-delà de l’image devenue classique du chef accroupi dans son potager, il y a, pour certains, un vrai travail de production maraîchère, qui implique une relation étroite et une complicité avec le jardinier. Ce dernier n’est plus alors cantonné au simple rôle de fournisseur pour la cuisine, si bien qu’on ne sait plus très bien lequel est au service de l’autre. Cinquième épisode de notre série de portraits croisés avec le chef (et propriétaire) du Château de Beaulieu, Christophe Dufossé, son jardinier Joffrey Annebicque et la maraîchère Camille Gillioen.
Christophe Dufossé possède une solide expérience, un parcours de chef émérite autant que de chef d’entreprise. À la tête, pendant quinze ans, à Metz, d’un hôtel disposant de deux restaurants, d’un service de traiteur en plus d’un restaurant en Chine, il s’était un peu éloigné des fourneaux. Le voilà revenu sur le devant de la scène – et dans sa région d’origine, le Nord. Avec sa femme Delphine, il s’est installé en 2021 au Château de Beaulieu, à Busnes (Pas-de-Calais), reprenant une institution qui avait connu de meilleurs jours.
Le couple a rénové, agrandi et repensé l’établissement, s’engageant dans un projet ambitieux, le projet de leur vie. Le travail accompli en un peu plus d’un an est impressionnant. En plus de l’hôtel, du restaurant gastronomique, de la brasserie et de la boutique, ils ont aménagé dans le vaste parc d’agrément, non pas un, mais deux potagers, un verger, une fermette pédagogique avec ânes, cochons, poules, canards, oies et lapins, des centaines de nichoirs pour les oiseaux, des ruches… Une équipe dédiée est affectée pour prendre soin de ces espaces extérieurs, dirigée par la maraîchère Camille Gillioen et le jardinier Joffrey Annebicque.
Gault&Millau : Comment avez-vous réussi à concrétiser en si peu de temps ce projet ?
Christophe Dufossé : Quand j’ai repris le Château de Beaulieu, j’ai immédiatement prévenu les propriétaires du foncier de mon intention d’acquérir d’autres terres à proximité. Je leur ai expliqué mon projet, nos objectifs, nos investissements, comme je l’ai fait pour tous ceux qui travaillaient déjà sur le site. Il y avait 6 hectares de terrain. On en a acheté deux autres, avec l’idée de créer un écosystème complet et, à moyen terme, de produire nos propres fruits et légumes. Pour mener à bien ce beau projet de vie, il a fallu s’entourer de gens compétents. Joffrey était ici depuis trois ans au poste d’horticulteur-paysagiste. Et il se trouve que Camille, qui avait déjà une expérience dans le maraîchage, est aussi l’épouse de mon sous-chef. Je lui ai expliqué le projet, et elle nous a rejoints il y a un an, à temps plein.
G&M : Camille, vous aviez donc déjà des compétences sur le terrain…
Camille Gillioen : J’avais travaillé trois ans dans la région. Sur les fraises, les tomates, les poivrons, les aubergines, et aussi les pommes de terre. Le chef m’a parlé de ce beau projet, de l’écosystème qu’il voulait créer avec du non-traité et du raisonné. Et c’est ce qu’on met en place tous les jours.
G&M : Pour vous, Joffrey, qui étiez là avant, quel a été le changement ?
Joffrey Annebicque : Mon travail a beaucoup évolué. Je m’occupais de l’entretien du parc, des massifs. Maintenant, j’ai incorporé tout ce qui est potager. C’est aussi beaucoup plus naturel. On n’a plus de produits chimiques. Et on voit la différence au niveau des insectes et des grenouilles, qui sont réapparus !
C. D. : C’est vrai que, en une année, on a déjà fait énormément de choses. On a effectué un forage pour l’eau, on a arraché d’anciennes vignes pour planter des arbres fruitiers. On a créé un grand potager avec des tunnels, un petit village agricole avec des chalets contenant des chambres réfrigérées pour entreposer nos récoltes. On a acheté un tracteur. On a aussi aménagé un autre potager de 600 m2 en permaculture près du restaurant pour les petits légumes, les herbes et les fleurs, que les cuisiniers vont cueillir eux-mêmes.
C’est un gros investissement, et il est important de savoir où on va, mais je ne les bouscule pas, je ne cherche pas de rentabilité tout de suite, même s’il y a des salaires à payer. Mon épouse a peut-être un regard différent… Elle m’avait demandé : tu prévois quel montant ? J’avais répondu 50 000… et on en est à 150 000 ! Mais, les pêches blanches, je n’ai pas envie de les acheter ailleurs. Je veux qu’on les fasse ici. Pareil pour la serre d’agrumes, c’est ce que je souhaitais. On s’amuse, on teste. Si c’est fructueux, tant mieux, sinon, ce n’est pas forcément grave puisqu’on ne sera jamais à 100% autosuffisants.
G&M : Ça n’est pas votre intention ?
©Studio HelleC. D. : Vu les quantités dont on a besoin pour les deux restaurants, ce n’est pas possible. Quand, d’ici à deux ans, nous aurons atteint notre vitesse de croisière, nous le serons, je pense, à 70%. Avec la boutique, l’idée est aussi de transformer nos produits. On a fait notre premier jus de pomme, on a proposé « La Soupe du Château », une caissette en bois pleine de légumes de saison. À la suite de cette première année, j’ai annoncé aux jeunes que je voulais dorénavant 50 légumes à l’année, c’est-à-dire trois à quatre fruits et légumes renouvelés chaque mois.
G&M : Comment relève-t-on ce défi ?
C. G. : C’est beaucoup de stress ! Mais c’est aussi une grande motivation, car on en apprend tous les jours. Nous avons tout planifié pour la prochaine année, le calendrier des plantations et des récoltes ainsi que la façon d’associer les légumes pour les protéger des maladies. Il y a des cas particuliers. Les courgettes, par exemple. Il ne faut pas les placer à côté des fraises, parce que la courgette donne de l’oïdium. Et si la fraise l’attrape, elle blanchira. Le melon ne peut pas non plus être proche du concombre, sinon il prendra son goût. Pour éviter la mouche de la carotte, il ne faut pas la mélanger au chou. En revanche, on peut mettre du thym au pied des tomates, ça les protège. Si quelque chose ne va pas, on en cherche la cause et, en général, on trouve une solution. Et puis, il y a toujours quelqu’un pour nous aider. Certains producteurs qui travaillent avec le chef viennent nous voir. Ceux qui nous ont conseillés pour les serres prennent des nouvelles. Si on a un souci, on les appelle. Pour certaines choses, on se dit que ça va être compliqué, mais on peut essayer.
G&M : Un exemple ?
C. G. : Le cerfeuil tubéreux, un légume ancien, long à cultiver. Il faut mettre les graines au frais dans le frigo pendant trois semaines, et il ne faut pas que les températures dépassent 10°C quand on le plante, de novembre à décembre. La récolte se fait de juin à juillet, puis il doit rester trois mois dans le sable pour lui donner du goût…
C. D. : Ce qui m’intéresse avec les deux jeunes, c’est de leur lancer des idées et de les pousser un peu. J’ai dit que j’aimais bien le melon. Tout le monde a répondu, O.K., mais le melon, c’est Cavaillon !
C. G. : Eh bien, on en a fait, et il était très bon ! Le chef apprécie les champignons. Alors on a cherché comment faire.
C. D. : Ils sont d’abord venus me voir en déclarant qu’il fallait acheter un conteneur. Puis, finalement, ils m’ont dit qu’ils pouvaient essayer de faire différemment.
C. G. : Plutôt que d’investir dans un conteneur nécessitant une VMC, des bacs spécifiques et des produits désinfectants, on va tenter une exploitation dans le sous-bois, sur de la paille ou sur des troncs d’arbre. On imagine que dans la nature, ce sera encore plus délicieux.
G&M : Et avec les cuisiniers, comment ça se passe ?
C. G. : Certains s’y connaissent, ont déjà un potager à la maison, et d’autres pas du tout. Je leur demande : tu vois les épinards là-bas, à droite ? Non, où ça… ? On a donc planté de petites pancartes.
G&M : Et vous, allez-vous en cuisine ?
©Studio HelleC. G. : Oui, tous les jours. Et je me fais disputer parce que je garde mes bottes ! Parfois, je demande à goûter. Quand le pâtissier a sorti le dessert au melon, il nous l’a apporté en lançant : c’est pour vous, c’est votre produit !
G&M : Et les clients, viennent-ils vous voir ?
C. G. : Beaucoup. Et ils posent tout un tas de questions. Ils sont en pleine dégustation, ils parlent en mâchant, mais bon, c’est mignon. Certains sont même repartis avec un melon dans la poche ! Ils constatent que le travail est beau, ils apprécient le cadre. Un cuisinier m’a dit qu’un client avait vu que nous avions encore des tomates à cette saison, et il en a demandé une pour le petit déjeuner.
G&M : Il a aussi fallu défricher une partie du parc pour installer la fermette et le second potager, près de la cuisine…
C. D. : Il n’y avait rien d’autre que de l’herbe. On a fait venir 30 moutons, qui se sont fait plaisir pendant trois semaines. C’est là qu’on a placé la fermette, la serre d’agrumes et le potager en permaculture, avec des aromates et des légumes, comme les épinards, que les cuisiniers peuvent aller chercher eux-mêmes.
J. A. : On a construit des bacs, on y a mis de la paille et des feuilles, notre compost, et, pour les allées, du carton et des copeaux de bois que nous broyons nous-mêmes. On avait fait des associations de légumes, les choux avec les carottes, le cresson de jardin avec les radis, les tomates avec la bourrache… et tout autour du jardin, pour créer un parcours pour le client, on prépare une allée avec des kiwis. D’ici à deux ou trois ans, les gens passeront sous les fruits.
G&M : Et que trouve-t-on dans la serre d’agrumes ?
J. A. : Le chef nous a demandé certaines variétés : bergamote, kumquat, citron caviar ou yuzu… On a dû effectuer quelques recherches.
G&M : Est-ce compliqué ?
J. A. : Non, pas du tout. J’ai bouquiné, j’ai regardé sur internet… Ces agrumes ont besoin d’une bonne terre méditerranéenne, pas trop d’eau, de la chaleur. Il faut les mettre à l’abri pour l’hiver et les sortir de temps en temps en plein été. On a des systèmes automatiques qui s’ouvrent suivant la pluie et une hygrométrie à respecter. On a tapissé le sol parce qu’on voulait isoler complètement la serre. Mais, au printemps, on enlèvera des plaques. On creusera, et ils seront mis en terre.
G&M : Finalement, presque tout peut se cultiver ici ?
C. G. : On dit que, quand on plante avec beaucoup d’amour, il y a toujours quelque chose qui pousse !
G&M : Tout cela a-t-il changé votre façon de cuisiner ?
C. D. : Oui, on peut le dire ! Avant d’arriver ici, j’avais plutôt une casquette de chef d’entreprise. Bien sûr, j’étais en cuisine mais, aujourd’hui, ça n’est plus seulement pendant le service. Je suis là dès le matin avec l’équipe, dans le processus de création. Je reviens à la source du plaisir. Ma cuisine a évolué parce qu’elle se fait en fonction du produit. Je m’intéresse à sa structure. Comment est-il à l’intérieur ? Un légume en change selon la saison et suivant son niveau d’hydratation. Cela me permet de réfléchir à son goût. S’il est naturellement bien prononcé, il n’a pas besoin d’artifices. En cuisine, bien souvent, on habille un peu trop la mariée… Il y a eu des moments dans nos vies de cuisiniers où on a pris des raccourcis. Aujourd’hui, on revient à l’essentiel. Et quand j’envoie une assiette, je sais que c’est une recette que nous avons réalisée de A à Z.
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